Eclats de voix

N° : 4, le 04 03 2006

INTRO : peut-être la nouvelle à laquelle j'accorde le plus de prix. Glo y est tout entier, pas explicitement mais en humeur et en élans. Aussi une tentative Gloquienne de traiter le mysticisme une bonne fois pour toute dans un domaine donné, posément et avec calme. Sans aucune prétention par ailleurs, et venant de Glo, ça va nous faire de l'air. Où l'on voit que Glo aime les livres.





Le silence le fascinait surtout. Les premiers temps, à voir ainsi les livres, rangée après rangée, dos contre dos et leurs tranches face à face, il lui semblait les entendre se taire et s’unir dans une symphonie de silence, dans un secret de moines, indescriptible et incessant. Ou bien, les jours de légèreté, il imaginait le vacarme minuscule des conciliabules, de tous les conciliabules qui pouvaient avoir lieu entre les livres face à face, de rayon à rayon, de tranche à tranche : d’Homère à Eschyle, d’Eschyle à Cicéron, de Cicéron à l’Encyclopédie, puis à Céline, de Borges à Montaigne... Tout ce lieu vivait d’une vie d’anémone, de fond marin écrasé de silence et d’ondulations insensibles. Il l’écoutait un instant, puis s’asseyait ou rangeait quelques livres.



Les bruits venus de l’extérieur, les courants d’air, la vie envahissante des lecteurs était, au début, ce qui l’incommodait le plus. Des femmes, des hommes entraient ; la porte grinçait ; des chaises craquaient qui craqueraient jusqu’au soir ; tout bruissait, jusqu’à leur silence, ce qu’ils nommaient silence. Un pauvre silence humain, biologique, malhabile, qui n’était jamais qu’assourdissement.
Mais lui voyait plus loin qu’eux. Ils lui étaient transparents, comme les ectoplasmes laissés par des passants de dos sur une plaque photographique, après plusieurs jours, plusieurs années d’exposition. Face au temps des livres, ils n’étaient rien, ils passaient et s’effaçaient. Le silence demeurait. Pourtant ces courants d’air le hérissaient.



C’étaient là les premiers temps.



Chaque jour de travail à la bibliothèque — car c’était son emploi — il prenait un livre, au hasard, et le lisait. D’une traite, lorsqu’il était court ou facile ; en diagonale sinon, ou en partie en l’empruntant à la fin de la journée pour le finir chez lui ; distraitement, ou bien sans s’en relever huit heures de suite ; mais il le lisait. Le lendemain, un autre livre. Il n’avait du reste pas grand chose à faire : ranger mécaniquement des ouvrages selon l’ordre un peu ésotérique des cotes, et quelquefois renseigner quelques égarés ou aider à remplir des fiches de prêt. Mais il évitait ces contacts comme la peste. Il s’emmurait, et lisait dans sa forteresse. Il apprit beaucoup de cette fréquentation des livres.



Lui qui les respectait comme ses seigneurs et dieux, il concevait une sainte colère contre certaines pratiques pleines d’irrespect. Mal ranger un volume, par ignorance ou par paresse, en le poussant dans le premier espace venu. Chasser un livre vers le fond de l’étagère avec la tranche d’un autre. Corner les pages. Plier les couvertures. Il s’insurgeait beaucoup contre un grand crime en particulier : celui de laisser entre deux pages, systématiquement, ces bandes de carton rouge ou jaune sur lesquelles est inscrite la date de retour de prêt, ces bandes ineptes, périmées, mortes. Elles disloquaient peu à peu les couvertures, tachaient les pages au bout d’un temps, et lui inspiraient l’horreur d’un prêtre devant un crachat sur son autel ou une crotte de nez au bord du bénitier. Dans chaque bande de carton, il voyait toute l’arrogance, tout l’égoïsme, toute l’inconscience du lecteur, de la lectrice qui avait emprunté et souillé le livre, sans probablement le lire d’ailleurs, ou mal. Longtemps après les avoir rendus, anonymes, ils salissaient encore les livres sages et purs. Et ces bandes de carton lui laissaient deviner les pages froissées, les fibres de papier torturées, la sueur imbibée en elles, la crasse humaine qui restait au fond des livres à jamais, comme la mémoire d’un viol au corps d’une femme. Les livres étaient ses femmes, ses seigneurs, ses dieux et ses enfants.



Mais ce n’étaient là que les premiers temps. Il avait vu peu de choses. Peu à peu, il apprit.



Les sacrilèges les plus graves n’étaient pas ces cartons impersonnels, ces oublis sans nom. Il y avait pire. Certains avaient écrit dans les livres. Certains ou certaines s’étaient cru investis d’assez de pouvoir et de science pour oser insulter le silence des pages, la blancheur des marges et la mémoire des auteurs. Des corrections. Souvent fausses. Des ajouts, superflus ou ineptes. Pire, des exclamations, de pitoyables ironies, des crachats, toujours des crachats, et des assertions d’enfantin baveux. Alors il tremblait, blanchissait, bredouillait de rage. Il essuyait autant que possible ces souillures. Mais il pouvait bien peu, face au nombre des hérétiques.



Les livres lui semblaient alors prendre un autre visage. Il les voyait drapés dans un silence indigné, lointains. Ils lui tournaient le dos, ils n’avaient plus de regard pour le serviteur trop faible. Il se voyait repoussé, rejeté, méprisé ; mais sa faute n’était qu’impuissance. Les usagers, alors, combien il les haïssait, ces impies, ces mécréants qui lui valaient à lui, par leur crime à eux, sa punition. Ces jours-là, il excluait jusqu’à la moitié du nombre des lecteurs, au moindre bruit, même involontaire, au premier mot, ou pour un coin à une page, pour un livre qui tombe, une main qui mouche un nez et ose encore toucher une page après cela. Il les vomissait, il les expulsait, les expédiait dans l’enfer du dehors. Qu’ils retournent à la vie trépidante et bruyante des ignorants, puisqu’ils n’avaient pas de respect pour les silences sages.



Parler sur la voix blanche d’un livre, voilà qui lui paraissait atroce, en vérité. Il comprit pourtant bientôt que le pire n’était pas là. De ces quelques voix faiblardes, fausses et grinçantes surimposées au plain-chant des livres, à certains fragments, cris et éclats intercalaires qu’il trouva, il y avait la même distance que d’une hérésie à l’incroyance.



Ainsi, il découvrit parfois, par hasard, puis de plus en plus souvent du moment qu’il les chercha, des feuillets de toutes tailles, de toutes matières, de tous âges, restés au fond des livres ; peut-être d’anciens marque-pages, peut-être abandonnés sans raison aucune. Tout à coup, dans ces brisures au milieu du silence, le vacarme de l’hétéroclite, le chaos et l’horreur du campus pénétraient son paradis blanc et feutré. Nul lien, jamais, entre ces éclats de voix et le discours des livres qu’ils avaient infecté : une liste de courses dans l’Encyclopédie ; une lettre d’amour dans une grammaire latine ; un prospectus pour une soirée étudiante entre deux pages de Mallarmé ; du vocabulaire espagnol dans Baudelaire ; un dessin obscène en Louise Labé ; Pessoa sali par trois photos d’identité ; Montaigne et un papier gras ; un numéro de téléphone griffonné dans un Jaccottet ; des crachats adolescents dans la bouche sacrée d’Homère, Pindare sous une publicité de bière, une lettre dans Cervantès, la chair humide et baveuse de tous ces barbares sans visage dans la chair incorruptible et blanche des livres. Viols, viols ; crachats et viols.



Ces fractures, ces fracas, tout le bruit insensé de ces fragments de vie l’horrifiait bien au-delà du reste. Il comprit, très vite, combien ils niaient tout, en bloc. Le silence. Le respect du savoir. La noblesse des livres. Il comprit combien peu il importait, désormais, de sentir très finement si le silence des livres était multiple ou n’était qu’un, de bien ordonner les dos selon les siècles et les auteurs, de faire taire les bouches temporelles, d’excommunier les peu fidèles lecteurs, de purifier les livres en ôtant les bandes de carton rouge ou jaune. Car il en allait de bien plus que de châtier quelques reniflements ou toussotements dans l’assistance du culte. Il en allait de l’existence du culte lui-même. Comme si des barbares étaient entrés dans un temple d’Apollon pour y faire reposer leurs montures : quel crime, quel sacrilège, pour eux ? Ils ne savent pas ce qu’ils font.



Pauvres conciliabules, désormais, que ceux de ces livres dont la parole était coupée, niée, sans cesse, par des assertions absurdes, par l’étranger. Il en conçut une grande tristesse. Impuissant, désespéré, il voulut changer de poste. Il fit retraite dans la pénombre et l’oubli des magasins.



La réserve était assez vaste pour l’occuper toute une vie. Il garderait précieusement le fonds ancien, époussetterait tout ce qui habitait le silence mort des caves, et ne dérangerait plus personne. En psalmodiant à voix basse, il purifierait encore les livres, déplierait le coin des pages cornées, retirerait de deux doigts terrifiés des bandes de carton orangées ou jaunâtres. Qu’il conserve ce qui peut encore l’être. Qu’il vive la solitude des reclus et des religions mortes.







- le texte sur la Zone -
http://zone.apinc.org/article.php?id=1235

- le texte sur le Zine Lapin -
http://citations.lapin.org/zine/article.php3?id_article=814



Commentaires

Ecrire un commentaire