Le Grand soir

N° : 7, le 04 03 2006

INTRO : écrit dans le cadre du Serial Edit, sur la Zone (liens ci-dessous vers les textes et la page explicative du principe). Je préciserai simplement, pour prévenir plutôt que guérir à coups de pompes, que je n'avais pas encore lu Bokowski avant d'écrire ces pages ; je l'ai finalement lu à force d'entendre des connards me répéter "haaaan mais c'est quand même du sous Bukowski, haaaan". Bande de trous du cul. On est toujours du sous-quelque chose. A commencer par vous, tas de sous-merdes et demi critiques. A part ça, pas grand chose à dire ici non plus ; Glo se reconnaît assez dans ce texte. Où l'on voit un Glo qui se fantasme tel qu'il devrait être.





C’est long, une nuit. Surtout l’hiver. J’ai beau attendre la lumière et l’espérer du fond du bide, je sais bien qu’elle n’arrivera que trop tard pour moi, et glaciale, et aiguë comme un fer.



Alors je bois. Depuis le coucher du soleil, je bois. Et je rêve. Je rêve que ce soir, c’est fini, que quelque chose de grand m’appelle. Et la vodka m’aide à y croire, à la surface.



Dans mon sac en papier j’ai placé ma bouteille. J’ai emballé mon reste de sandwich, recomposé à base de trouvailles arrachées aux poubelles, dans un essuie-tout pas trop usagé ; puis j’ai quitté sans regrets mon carton de la rue de l’Aimant. Je n’arrive pas à dormir, c’est comme ça. Autant aller tituber au bord des quais, au moins, il y aura les projecteurs colorés, les lampes à attirer les touristes. Gziiit. Un touriste. Gzaaaat. Un autre touriste. La lumière du jour, elle, même si j’ai peine à la contempler au matin de chaque jour, au réveil de chaque cuite, même si elle me frappe le crâne et ne me procure aucun réconfort, je l’attendrai comme si c’était la femme de mon premier rencard. J’avance en silence, le visage caché sous le capuchon de mon anorak gris, retenant mes guenilles d’un poing serré contre ma poitrine. Les rares passants qui courent encore les rues s’écartent de moi. Je pue. Un mendiant, un clodo sans fierté, une pauvre merde humaine qui boitille d’une rue à l’autre, sans but : c’est ainsi que les bourgeois me perçoivent. Pauvres cons. Privilégiés, amollis par le confort social ; des soiffards, eux aussi, mais bourrés au cognac et à la bière à trois euros, eux. Mais lorsqu’ils me jugent, ils se trompent lourdement. J’ai bien une fierté ; elle est sombre et mordante comme la gangrène. J’ai bien un but vers lequel je suis tendu, comme une gaule de vieux taulard ; et c’est pas leur bonheur universel, à ces trous du cul.



Et ce soir, c’est le grand soir. Tout va changer, bordel. C’est fini, tout ça.



Ce matin, tout petit matin de dernière semaine de l’Avent, je quitte définitivement ma misérable ruelle infestée de rats ; et je m’en réjouis foutrement. J’ai passé là-bas des jours dégueulasses. Des nuits dégueulasses, surtout. Mais c’est le passé, j’ai décidé de chasser de ma mémoire les lambeaux de draps usés qui m’ont servi de lit pendant des années.



Ma besace pouilleuse en bandoulière, je parcours les allées étroites qui bordent le canal qui ceint la ville. Les pelouses miteuses sont désertes, même les ragondins sont dans leurs terriers. Les volets des maisons de maître, sur la rive d’en face, sont bien clos ; les portes des restaurants sont barricadées, les voitures garées et givrées. Je me penche prudemment vers l’eau noire du canal, pour y chercher quoi, j’en sais rien. Par curiosité. Parce que quand on marche au bord d’un canal, on y jette un oeil. C’est comme ça. Et quand on marche au bord d’une falaise, on regarde par-dessus le bord. Et quand on passe à côté d’un chêne, on caresse son tronc avec un putain d’air rêveur de mon cul. Ouais. Tu parles. C’est comme ça, c’est tout. Habitude apprise.



Ben la flotte est noire comme la mort. Noire et lourde. Sauf qu’elle me donne l’impression de brûler et de hurler, tellement elle est froide. Je m’imagine un instant dans la peau d’un extraterrestre venu d’une planète froide, où les moins dix degrés de cette nuit seraient insoutenables. Où l’eau serait un solide à son état normal. Où mon canal glacial serait une coulée de métal en fusion. Puis je rebois une gorgée, je tombe dans le mauvais trip du connard de romantique que, clodo ou pas, je serai toujours.



J’avance, le cœur lourd, en direction de l’embarcadère des bateaux-mouche, le second centre de l’activité touristique de la ville. Ils ont fait le plein des machines, hier soir : les bidons vides de carburant traînent toujours sur le quai. Je lance un coup de pied dans le premier. Baoooong. Réveil à bourges. Boaoong. Ah, mieux vidé. Je gueule « debout les mooooorts ! » en rigolant. Bowoong. Héhé. Baoum. Wéééé. Poum.
Poum ...? Je tente à nouveau le cinquième bidon. Poum. Tiens, il est plein, celui-ci. J’ouvre le bouchon : oui, plein à raz-bords. Ils l’ont oublié, ces cons. Ca vaut combien, ça, soixante-quinze litres d’essence ? Même si c’est du gasoil. Oh l’aubaine. Je cesse de brailler immédiatement, et je m’assieds dans l’ombre derrière les bidons, pour réfléchir. Faut que j’en profite. Mais pour en faire quoi ? Le revendre à qui ?



Tandis que je reste là à me creuser la tête, la cloche d’une quelconque église sonne la première heure du jour. Je relève la tête en sursaut, et comme par réflexe, je lève ma bouteille et je trinque à voix haute : « à la tienne, l’Enculé ». Puis je bois une large gorgée de ma grosse pisse de Christ. Je rigole de mon vieux truc. Chaque jour, c’est pareil. Au début, c’était pour faire rire les copains. Puis c’est simplement devenu normal. Je me mets à rêvasser, à laisser tourner des souvenirs amers dans mon crâne, de mon passé, des mes amis, de chaleur ; à ressasser des récriminations contre la vie, contre la société, contre Dieu. Deuxième phase de la mauvaise cuite : la haine. Et naturellement, ça finit toujours en Dieu. Empafé de Bourge Suprême.



Et à la première heure et dix minutes, le programme, le projet, l’accomplissement final se dessinent soudain dans mon esprit confit dans la vodka. Je suis né pour abattre la dictature divine, brûler le faux Dieu et sortir les hommes de leur torpeur par un feu vivifiant et purificateur. Et ce bidon de soixante-quinze litres, c’est une arme sainte offerte par le hasard. Oh putain ça va chier. Je me lève en trébuchant, je jette mes fripes au sol, je n’en aurai plus besoin. J’avance en titubant jusqu’au bidon, pas tant à cause de la fatigue, mais simplement parce que tituber, c’est ma manière de vivre, depuis des années. Je fourre ma bouteille à moitié pleine encore dans ma poche d’anorak, je saisis les poignées du jerrican énorme à deux mains, et je commence à le traîner vers le bout du quai. Tout en le tirant avec résolution, je rêve d’agonie, de confusion, d’extinction radicale et définitive. Les hommes qui tombent à genoux les uns après les autres, libérés, crachant leur foi pourrie devant le grand incendie. Partageant tous le nectar spirituel offert par une seule âme : la mienne, purificatrice et généreuse. Je m’enivre de visions de mort divine et de prie-Dieu calcinés en cheminant vers les marches du bout du quai. Mon laborieux parcours paraîtrait incohérent à quiconque m’accorderait peu d’attention, mais il n’en est rien. Je sais où je vais. Je porte en moi tout l’héritage d’une malédiction millénaire. Je serai l’Antéchrist véritable de cette cité, je cramerai l’autel de cette salope de cathédrale, je foutrai les hommes devant la vérité : Dieu est un enfoiré, et il a pas de burnes.



J’ai un peu la gerbe et mes pensées deviennent incohérentes. Peu importe. Je sais ce que je dois faire, la foi me guide. Il n’y a personne dans les rues : je ne tiens compte de personne et personne ne tient compte de moi, c’est parfait ainsi. Je m’arrête au coin de la ruelle qui mène à la place de la cathédrale ; avant de tourner, je m’assois sur le bidon, je retire le goulot de ma bouteille du sac en papier, et je le serre dans mon poing, tout en buvant à longues gorgées de quoi reprendre des forces. Posé là, sans m’en rendre compte, je me remets à rêver.



La seconde heure du jour me surprend encore le cul sur le bidon, la main pendante sur le genou, avec ma bouteille bientôt aux trois quarts vide. Heureusement que c’était de la vodka bien balèze. Je me relève, et j’aborde sans encombre l’esplanade devant la façade de la cathédrale. Les dalles sont larges et glissantes, mon bidon est trois fois plus facile à traîner ici. Je suis les allées artificielles entre les baraques de bois : les marchands du Temple se sont installés là depuis novembre, avec leur vin chaud, leurs biscuits au sirop de glucose, leurs gaufres en caoutchouc à six euros. J’arrive enfin au pied de la cathédrale. Je lance un regard aux saints de pierre du parvis, sans qu’ils m’accordent aucune attention en retour. Comme d’habitude. Je traverse la place comme si j’étais un fantôme. Je passe du côté gauche de la façade : là d’où part l’escalier vers la flèche.
Il y a une palissade en tôle, et un grillage à gauche ; le même depuis des années, celui que des générations de boutonneux ont escaladé pour aller fumer, se branler ou jouer aux héros sur la plate-forme la nuit. Je connais aussi les dédales qui mènent de l’escalier de la flèche aux rosaces, des rosaces aux balcons, et des balcons au cœur de la cathédrale. Va juste falloir passer le bidon par-dessus la palissade ; après, partie de plaisir. Et l’autel flambera en premier.
Je laisse le bidon reposer au sol. Je m’étire en regardant vers la flèche. J’ai mérité une pause. Je ressors ma boutanche.



A la troisième heure du jour, une maigre procession passe devant moi. Une poignée de pochetrons aux yeux vitreux portent une connaissance apparemment pétée comme un coing, suivis de quelques flagellants bêlant leur rire débilités aux cieux fermés. Ils portent des canettes d’un demi qui dégoulinent sur leurs blousons à chaque mouvement de bras, et la bave coule des lèvres de la copine hors service. Leurs chansons paillardes résonnent entre les hautes parois des maisons de la place. Ils parlent de son cul qui se souviendra de la nuit, de retapisser son boudoir, de lever la jambe faudra bien qu’ça entre, et autres. Le chœur des anges statufiés ne répond pas à leurs chants. Moi non plus. Qu’elle expie, qu’elle expie bien. Qu’elle se fasse écarteler son cul de bourgeoise. C’est bien. Qu’elle crame ! Tandis que le cortège me dépasse, je contemple les sacs poubelle posés aux coins des baraques, abandonnés aux chats et aux clebs sans toit, certains déjà déchiquetés, avec leur contenu répandu sur le sol. Comme des tripes sorties d’un ventre éclaté. La horde beuglante et les sacs m’apparaissent un instant comme dans un tableau édifiant. Le hasard est un grand moraliste. Plus loin, au bout de la place, un des porteurs s’affaisse, la loque comateuse choit et en vomit de surprise.



A la quatrième heure du jour, je me réveille en sursaut. Je m’étais endormi après la procession. J’ai l’impression d’avoir un marécage dans la tête. Je mets quelques minutes à me souvenir de ce que je fais là, sur un bidon de gasoil. Pendant que je réfléchis, pour m’aider, je descends trois ou quatre gorgées d’antigel. Mais je suis obligé de m’arrêter pour respirer et reposer mon estomac : l’alcool jour après jour, ça vous fait la paroi gastrique sensible comme un cul de bébé. Faut pas croire que ça anesthésie. Le matin, c’est dur. Après quelques gorgées de gnôle, néanmoins, ça me revient. Je devais cramer la cathédrale. Ouais. Je devais être le Grand Purificateur, celui devant qui tous devaient bientôt s’incliner.



Mais on va oublier ça. Soixante-quinze kilos, à hisser à dix mètres du sol tout en escaladant un grillage, c’est pas de la tarte. Même avec une mission sacrée. Je me résous à laisser là mon bidon ; mais au dernier moment, j’ai une meilleure idée. Je le vide méthodiquement le long de l’allée centrale des baraques, en ménageant des chemins d’essence de mur en mur. Que la flaque fasse tout flamber d’un coup. Puis je dénude un des fils électriques reliés au système d’éclairage et de guirlandes, et je le dépose dans la flaque, à l’abri et caché. Dans une heure et des poussières, les premiers vendeurs viendront s’installer pour la journée. Et ça chiera. Il fera encore nuit : je veux voir le spectacle, ça va être magnifique. Je commence à grimper sur le grillage : vu d’en haut, ce sera idéal. Puis je passe dans l’escalier de pierre en colimaçon.



Je m’aperçois tout à coup que si cet enfoiré de Dieu me regarde, de là-haut, il me voit faire le même chemin que celui qu’il m’a tracé depuis toujours. Je tourne en rond. Colimaçon. Limaçon. Charançon. Vermine. Fils de pute.
Pendant mon Ascension, par une croisée de l’escalier, je croise le regard d’une patrouille de flics municipaux, en bas, sans même qu’eux m’aperçoivent. Ils n’imagineraient pas qu’un « contrevenant » puisse exister là-dedans, les bœufs. Pas dans leur symbole. Pas dans leur fierté. Je repars en rotant mon dégoût. Même maintenant, alors que j’avance avec ma boutanche brandie en l’air, en jurant et pétant à chaque marche, personne ne me voit, personne ne m’entend. Je me mets à grommeler sans y penser. Comme tous les jours.



A la cinquième heure du jour, je débouche sur la plate-forme : un océan opaque, mort, s’étend sous mes yeux jusqu’à l’horizon absent. La brume étouffe tout. Je distingue difficilement le sol, d’ici. Les sons sont multipliés par dix : j’entends nettement, en bas, les éclats de voix d’une nouvelle troupe humaine. Les éboueurs passent en ce moment, dans leur camion rutilant et puant, l’image parfaite de leur société de merde. Tu consommes et tu produis, puis on te jette sur le pavé, et le camion te ramasse. Et quand tu te crois au chaud dans sa remorque, c’est là que le broyeur se met en marche. Les cris des serviteurs du camion montent m’agresser les oreilles. Ce n’est rien encore, pourtant, comparé au vacarme catastrophique de la foule qui, dans moins de deux heures, commencera à arpenter le Marché de Noël. Quand le Mauvais Goût incarné viendra brasser son fric, derrière les marmites de vin chaud et les gaufriers, là, ça chiera du décibel et du gras sonore. Le bas du visage des poubelleux est masqué par un épais baillon d’étoffe, couvrant bouche et narines : ils croient se protéger ainsi des puanteurs du vin cuit, des pourritures abandonnées au sol. Certains tombent dans les pommes pendant leur service - j’en ai vu, les autres années, après les grosses fêtes, les mains serrées sur la poitrine - et vomissent leurs tripes. Trop d’odeurs. Ils s’allongent avec les détritus pour être ramassés à leur tour par leurs collègues. Sauf qu’ils ne partent pas tout de suite au broyeur. On leur laisse un répit de quelques années, comme à tous les autres. Pourtant, les balancer pendant leur inconscience serait moins cruel. Le camion se remet en branle et s’en va, dans un vacarme de moteur maladif. Ils n’ont rien senti de mon piège : la pourriture est plus forte que l’essence qui la lavera dans son feu.



Il ne doit plus rester que quelques minutes avant que les premiers vendeurs déclenchent tout. Je m’assois sur la balustrade, les jambes dans le vide, je ressors ma bouteille, et je la finis lentement, gorgée par gorgée. Puis j’attends.



A cinq heures vingt, il commence à pleuvoir. J’ai froid.



Après un long moment, je vois enfin un homme avancer vers les baraques, suivi par un autre, à cinquante mètres de lui. Je l’aperçois à travers deux épaisseurs de nuage, l’une devant mes yeux, l’autre dans ma tête. Je commence à jubiler, malgré mon état. J’ai sommeil, j’en ai ma claque d’attendre. Je n’ai qu’une envie, me coucher et en finir avec cette histoire. Que tout crame, et c’est marre. Mais je suis plein d’allégresse et d’impatience, tout de même. Le premier homme s’approche de la dernière baraque à gauche, celle que jouxte le groupe électrogène. Le fil dénudé est juste là, à ses pieds. Je fais un moulinet avec mes bras : il y est presque. Le second s’approche du même côté. Le premier arrivé ouvre le capot du groupe, et tripatouille dessous. Je l’imagine en train d’y glisser sa clé.



Il lance le groupe ! Je me mets debout sur la balustrade. Et une boule de feu lui saute au visage. La flaque était là, sous ses pieds, et l’odeur ne l’a pas choqué, quel con. Haha ! Je regarde le feu s’élever, j’attends le grand embrasement ! Mais je vois le second homme courir à sa baraque, et en sortir un extincteur ; quant au feu, il n’a pas dépassé le premier mur, qu’il commence à attaquer : la pluie a lavé les dalles de pierre, bordel ! L’homme court au feu, et vide son extincteur sur sa base, tandis que le brûlé gigote par terre à côté de lui, mais ne hurle même pas. Je suis hors de moi ; je trépigne en gueulant, je balance des coups de pieds dans le vide. Je jette ma bouteille de toutes mes forces vers les deux hommes, en bas ; elle met bien dix secondes à tomber, et explose à vingt mètres d’eux, sans même qu’ils s’en aperçoivent, avec le bruit de l’extincteur.



A quelques mètres de moi, tout à coup, un cri jaillit :

- Holà ! Qu’est-ce que vous foutez là !

J’ouvre grand les yeux, en sursautant. Je perds l’équilibre.



A la dernière heure du jour, je commence à tomber depuis la plate-forme de la grande cathédrale, barricadée et verrouillée de toutes parts. Les vitraux ne sont pas encore illuminés par les spots, les portes sont bien gardées par des abrutis en uniforme, dont l’un vient de me surprendre en faisant sa première ronde. Je tombe lentement, avec la plus grande stupeur dans mes yeux.



En bas, près du groupe électrogène, se pressent une dizaine de badauds, gardiens et marchands, qui n’ont pu voir l’explosion à temps et cherchent le sensationnel. Un flic municipal accourt et donne des ordres que chacun écoute avec ferveur. Son prêche me met en fureur. Mais je n’ai le temps de rien formuler : je suis déjà à hauteur de la rosace, et j’accélère. Je jure une dernière fois, sans grande conviction. « Enculé ». Puis j’éclate au sol.



Les passants, qui jusqu’ici ne semblaient pas me voir, se tournent d’un coup vers mon corps, et leurs yeux s’agrandissent de terreur. Mon sang, ils le voient. Ils le voient gicler de mes bras brisés et aux os saillants hors de la peau, de mes cuisses pliées en deux et déchirées, et se répandre sous moi, ils le voient ramper laborieusement entre les pavés, de plus en plus loin dans leur direction. Alors que mes tripes s’affaissent hors de mon bide fendu, pris d’une faiblesse incoercible, je les vois s’évanouir, ou s’égailler, et leurs hurlements emplissent les rues. Panique animale, rejet, refus. La peur est sur eux, la Grande Peste, qu’elle les emporte tous. Enculés.



Dans quelques heures, les portes de la cathédrale s’ouvriront en grand pour laisser place aux touristes. Et le spectacle qu’ils rencontreront sera pourtant celui de chaque jour. Car deux moteurs vrombissent en s’approchant de la place : l’un accompagné d’une sirène agressive, l’autre fatigué et renâclant. Le camion des pompiers vient effacer les traces de l’incendie avorté ; le camion des éboueurs revient après sa tournée, rappelé pour ramasser le nouveau déchet qui salit le parvis, gerbé sur les dalles humides.







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